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Orthorexie : évolution historique et état des lieux actuel

Cahiers de Nutrition et de Diététique • Volume 55 • numéro 4 • août 2020 • Pages 165-175

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Orthorexie : évolution historique et état des lieux actuel
Orthorexia: Historical evolution and state of play

Alexandre Chapy
Université Paul Valéry Montpellier 3, Université de Montpellier, Laboratoire EPSYLON EA 4556, 11, rue Mareschal, 34000
Montpellier, France



Résumé

Depuis une dizaine d’années, le concept d’orthorexie connaît un intérêt de plus en plus important auprès des professionnels et de la presse généraliste. Paradoxalement, l’orthorexie reste un objet de recherche encore peu travaillé, particulièrement en France. De plus, le concept d’orthorexie est loin de faire consensus. L’objet du présent travail consiste en une exploration des différentes connaissances et positions de recherches connues à ce jour à propos de l’orthorexie. Depuis la création du concept, trois positions se sont développées : la reconnaissance de l’orthorexie comme un nouveau trouble du comportement alimentaire, l’orthorexie comme une forme atypique d’un trouble déjà existant ou la non-reconnaissance de l’orthorexie comme une pathologie. Pour cela nous avons exploré les publications scientifiques internationales, mais également les ouvrages de référence ou encore les interventions de colloques. Il apparaît que malgré les difficultés d’appréhension actuelle de l’orthorexie, cette dernière constitue une réalité clinique indéniable rencontrée par les différents professionnels de terrain.
© 2020 Société française de nutrition. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.


Summary

For the past decade, the concept of orthorexia has steadily increasingly interested healthcare professionals and general press. Remarkably, orthorexia still is a research field seldom explored, especially in France, and has shown to be a controversial topic since its rise in general interest. The present report entails an exploration of the diverse knowledge acquired about orthorexia through research. Ever since the identification of orthorexia, three stances have been observed: the recognition of orthorexia as a new eating disorder, orthorexia as an atypical presentation of a pre-existing eating disorder or the non-recognition of orthorexia as a pathology. With a view to researching the concept, we have studied worldwide scientific publications as well as reference work or interventions during symposiums. It suggests that, today, although there still is a difficulty in understanding orthorexia, it nevertheless is a clinical reality that cannot be ignored when encountered by healthcare professionals.
© 2020 Société française de nutrition. Published by Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

 

Mots clés : Orthorexie, Trouble du comportement alimentaire, Psychopathologie, Troubles obsessionnels

Keywords : Orthorexia, Eating disorders, Psychopathology, Obsessional disorder

Plan

  • Introduction
  • Méthodologie
  • L’orthorexie : naissance du concept et description
  • L’orthorexie comme nouveau trouble à part entière (+)
  • L’orthorexie comme une forme atypique d’un trouble déjà existant (+)
  • Entre divergences, débats et remise en question : quel avenir pour l’orthorexie ?
  • Conclusion
  • Déclaration de liens d’intérêts



  • Introduction


    Les professionnels de santé, du domaine de la nutrition ou de la psychologie clinique et de la psychiatrie dont nous faisons partie, se retrouvent depuis le début des années 2000, face à un nouveau type de comportement alimentaire particulièrement préoccupant : l’orthorexie.
    L’orthorexie (orthorexia nervosa) est un terme étymologiquement dérivé du grec orthos signifiant la droiture, la rigueur et orexia, l’appétit. L’orthorexie est décrite [1] comme une dépendance ou une tendance obsessionnelle vis-à-vis d’une alimentation « saine » [2]. Si l’orthorexie connaît un intérêt grandissant de la part des médias grand public, elle reste cependant un objet d’étude peu travaillé et particulièrement débattu par la communauté scientifique. Il n’y a par exemple sur la base de données internationale de référence, Pubmed, que 166 articles concernant l’orthorexie. Aujourd’hui, il n’existe que très peu de travaux en français traitant de l’orthorexie. Cette faiblesse de publications apparaît comme paradoxale au vu de l’émergence du concept auprès des médias, mais aussi de la réalité clinique constatée par les professionnels [3]. Le peu de publications peut selon nous s’expliquer par la difficulté liée à la définition de l’orthorexie, à sa mesure et au questionnement vis-à-vis de la réalité même du concept d’orthorexie, ce que nous détaillerons ci-dessous.
    Le présent travail s’attache à explorer l’état des connaissances à propos de l’orthorexie ainsi que les problèmes soulevés par ces publications. Dans un premier temps nous observerons la position considérant l’orthorexie comme un nouveau trouble du comportement alimentaire puis l’orthorexie considérée comme une forme atypique d’un trouble déjà existant et enfin la non-reconnaissance de l’orthorexie comme une pathologie.


    Méthodologie


    Nous avons utilisé les différentes bases de données (Science direct, Pubmed, Psycinfo) ainsi que le moteur de recherche scientifique Google scholar en utilisant les mots clé orthorexie, orthorexia et orthorexia nervosa. Nous avons également pris en considération les différents ouvrages relatifs à l’orthorexie, en langue française et anglaise. Enfin, nous nous basons également sur les interventions ayant eu lieu au Vième Congrès des Troubles du comportement alimentaire à Nîmes.




    L’orthorexie : naissance du concept et description


    Le terme d’orthorexie a été employé pour la première fois par Steven Bratman en 1997. Trois ans plus tard paraît « Health food junkies: Overcoming the obsession with healthful eating », écrit avec David Knight [1].
    Médecin américain, Bratman se base sur sa propre expérience clinique, mais aussi sur son cas personnel. Les comportements orthorexiques sont extrêmement divers, mais partagent une caractéristique commune : la recherche d’une alimentation « saine ». Les patients en sont obsédés et vont progressivement adopter une alimentation extrêmement restrictive, excluant les aliments considérés comme « malsains ». Les aliments considérés comme mauvais deviennent extrêmement angoissants. Les patients ont peur d’être empoisonnés et éventuellement, à terme, de développer une pathologie ou de mourir. La distinction entre les bons et les mauvais aliments peut être différente selon les individus. Si certains aliments sont fréquemment classés comme « mauvais » (produits industriels, aliments gras, sucreries…) et d’autres comme bons (produits bios, fruits et légumes…), tous peuvent être perçus comme malsains selon les propres croyances nutritionnelles des sujets.
    Bratman rapporte son propre cas : il lui était impossible de manger des légumes cueillis depuis plus de 15minutes, considérant qu’ils n’étaient plus assez sains passé ce délai. Outre le type d’aliment à consommer, c’est aussi la provenance qui va être vérifiée par le sujet orthorexique, favorisant les produits locaux et les circuits courts.
    L’orthorexique peut alors passer plusieurs heures dans les magasins ou encore examiner méticuleusement toutes les étiquettes. L’ angoisse peut le mener à éviter certains magasins et l’obliger à ne se rendre qu’auprès de points de vente spécifiques qui correspondent aux croyances du sujet.
    En plus de cette classification, il y a toute une ritualisation des repas. L’orthorexique va choisir des modes de cuisson déterminés, certains types de découpes ou des associations précises entre les aliments qu’il peut consommer et à quel moment.
    Plus globalement l’alimentation et les repas deviennent l’objet de préoccupation principale de l’individu, il peut passer plusieurs heures par jour à planifier et préparer ses repas : « l’orthorexique réduit sa vie à un menu » [4].
    Les sujets partagent en outre de fausses croyances concernant l’alimentation, ainsi qu’une croyance irrationnelle sur le potentiel curatif ou l’impact de l’alimentation sur la santé. Certains aliments sont presque investis d’un pouvoir magique de purification. Manger sainement serait également lié à l’estime de soi, en mangeant sainement les patients auraient la sensation de devenir meilleur.
    Le plaisir alimentaire est quant à lui un élément secondaire qui est subordonné au choix qualitatif des aliments. Si plaisir il y a, il ne peut qu’apparaître dans les conditions et les règles bien précises que le sujet s’est auto-imposées. En ce sens, les repas non préparés et hors de chez lui (chez des amis ou au restaurant) sont une source importante d’angoisse et sont généralement évités par l’orthorexique. C’est cet isolement impliqué par l’orthorexie qui amène Bratman à vouloir alerter sur ce comportement qui, pour lui, a des répercussions sur la vie globale du sujet.
    Le fait de ne pas respecter ses propres règles créera de la culpabilité chez l’orthorexique. Culpabilité qui entraînera par la suite un durcissement de ses propres règles, ou alors, la réalisation de comportements compensatoires (jeûne, plan « détox », activités physiques intenses…).
    L’extrémité des conduites alimentaires en elles-mêmes peut également amener à des problèmes physiologiques, puisque l’exclusion de certains aliments peut amener un certain nombre de carences nutritionnelles ayant des répercussions sur la santé physiologique du sujet.
    Cliniquement, l’orthorexie peut prendre différentes formes. L’exclusion peut se limiter à un ou deux aliments ou au contraire concerner presque tous les groupes alimentaires. Le degré d’importance des rituels, des pensées automatiques est également extrêmement variable chez les sujets. L’orthorexie peut aussi prendre une tournure hypocondriaque ; le sujet est convaincu d’avoir une maladie, le plus souvent une allergie au gluten ou aux produits laitiers, qui devient une intolérance, si les tests allergiques sont négatifs. Il peut aussi être convaincu d’avoir une pathologie d’ordre digestive, comme le syndrome de l’intestin irritable ou un problème hépatique quelconque.
    Pour Bratman, l’orthorexie se distingue des autres problématiques habituellement rapportées, et notamment de l’anorexie, parce qu’elle ne met pas en avant la perte de poids, mais la qualité des aliments et leurs effets sur la santé [4].
    Bratman propose en outre un test en auto-évaluation en dix items. Plus de cinq réponses positives indiqueraient la présence d’orthorexie [4].
    Test de Bratman : (traduction selon Denoux [4]) :

    • consacrez-vous plus de trois heures par jour à réfléchir à votre régime alimentaire ?
    • planifiez-vous vos menus plusieurs jours à l’avance ?
    • la valeur nutritionnelle de votre repas passe-t-elle avant le plaisir de manger ?
    • la qualité de votre vie s’est-elle dégradée, alors que la qualité de votre alimentation s’est améliorée ?
    • ces derniers temps, êtes-vous devenu plus exigeant avec vous-même ?
    • manger sainement a-t-il augmenté votre estime de vous ?
    • avez-vous renoncé à des aliments que vous aimiez au profit d’aliments plus sains ?
    • votre régime alimentaire rend-il difficile le fait de sortir de chez vous pour manger ou vous éloigne-t-il de votre famille et de vos amis ?
    • éprouvez-vous un sentiment de culpabilité dès que vous vous écartez de votre régime ?
    • vous sentez-vous en paix avec vous-même dans un sentiment de contrôle total lorsque vous mangez sainement ?

     

     

    Pour Bratman, l’orthorexie est une problématique émergente qui se développe sur le terrain de certaines tendances alimentaires contemporaines, notamment le crudivorisme ou le végétalisme, très présent aux États-Unis. Plus globalement, elle s’appuie sur une culture alimentaire anglosaxonne spécifique. Le comportement alimentaire aux Etats-Unis à la fin des années 1990 est en effet individualiste [6] : « l’alimentation est un choix qui ne concerne que l’individu et qui implique sa liberté et sa responsabilité ». Ce choix est donc fait sur une base rationnelle, dans une vision mécaniciste du corps et des aliments. La santé des américains dépend de leurs bonnes ou de leurs mauvaises décisions alimentaires : « il appartient à chacun d’établir « sa » formule, et de s’y tenir » [6]. C’est sur cette base culturelle de l’alimentation que l’orthorexie prend naissance, celle d’une responsabilité exacerbée face à une alimentation perçue comme culpabilisante [6]. En France, la culture alimentaire s’organise autour de nombreuses règles partagées où la convivialité et le plaisir alimentaire sont au centre du comportement alimentaire, le rapport à la santé est « plus subtil, plus implicite et moins technique » [6].

     

    Le modèle français et plus globalement celui de nombreux pays européens tend à devenir de plus en plus individualiste et hygiéniste, favorisant le développement de l’orthorexie outre atlantique.

     

    Malgré le test qu’il propose, Bratman n’a pas d’emblée considéré que l’orthorexie devait être perçue comme une « pathologie » à part entière [1]. Pour Bratman, ce nouveau terme devait permettre aux patients de pouvoir s’interroger sur leurs pratiques alimentaires et aider les professionnels à mieux appréhender les risques des nouvelles tendances alimentaires. Il rapportera plusieurs cas cliniques où ce comportement extrême a mis en danger la santé de ses patients [1].

     

    Cette première description de Bratman ne s’inscrit pas dans le cadre d’une méthodologie de recherche scientifique. En effet, Bratman ne propose pas d’expérimentations respectant les standards de scientificité et d’objectivité. Il y a ainsi de nombreux biais dans ce que propose Bratman, pénalisant ses conclusions sur l’orthorexie. Il se base par exemple sur son propre cas, ce qui met donc son expérience et sa subjectivité au premier plan. De plus, le test qu’il propose n’a pas été expérimenté auprès d’un échantillon représentatif. La variable même de l’orthorexie n’est pas éprouvée et se base sur des critères subjectifs issus de l’expérience de Bratman et de ses rencontres cliniques, sans que ces derniers ne soient ni testés ni mesurés par d’autres outils concordants. Il n’y a donc pas d’éléments permettant de considérer ce test comme scientifiquement valable.


    L’orthorexie comme nouveau trouble à part entière


    L’orthorexie : une réalité clinique

    Après les travaux de Bratman, sur la base d’études portant sur des troubles du comportement alimentaire sans volonté de perte de poids [5, 7], sur des cas particuliers d’anorexie [8] et face à l’intérêt sociétal croissant à propos d’une alimentation saine, la communauté scientifique commence à s’intéresser à la problématique orthorexique. En 2001, un après la sortie de l’ouvrage de Bratman, Adriane Fugh-Bergman publie dans le prestigieux Journal of the American Medical Association un commentaire des travaux de Bratman [9], mettant en lumière l’orthorexie. Elle y incite les chercheurs à s’intéresser à la question orthorexique.
    À l’heure actuelle, plusieurs cas correspondant à la description orthorexique ont été rapportés dans la littérature [8, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16] ainsi que par des professionnels [3, 17, 18, 19], mais aussi par des témoignages individuels [20, 21].
    La réflexion concernant l’orthorexie s’est majoritairement orientée sur sa différentiation avec d’autres entités cliniques [22].

    Au début des années 2000 : diagnostiquer l’orthorexie avec l’ORTO-15

    Vis-à-vis de cette problématique émergente, Doninni et ses collaborateurs vont les premiers proposer une modélisation visant à diagnostiquer et mesurer l’orthorexie [23] dans leurs travaux parus en 2000. Donnini considère que l’orthorexie peut se définir comme un trouble du comportement alimentaire si le comportement n’est pas transitoire et qu’il a un impact significatif sur la qualité de vie [23].

     

    Donnini propose une définition proche de celle initiée par Bratman : « […] l’orthorexie pousse l’individu à un choix exaspérant basé uniquement sur les aspects santé et sains des aliments. Cela peut mener à des régimes très stricts excluant des groupes entiers d’aliments et qui amènent à des carences en nutriments, à des modifications des relations sociales et à l’altération de l’état physico-psychologique général » [23].

     

    Donnini et son équipe proposent de diagnostiquer l’orthorexie sur la base de deux éléments principaux, le « fanatisme des aliments sains », marqué par la distinction d’aliments sains/malsains avec l’exclusion de ces derniers, ainsi que la présence de traits obsessionnels et phobiques. Ces derniers sont appréhendés tels que définis par le test psychologique standardisé du MMPI. Ils proposent ainsi un test standardisé [24], initialement en langue italienne puis traduit en anglais, l’ORTO-15, pour diagnostiquer l’orthorexie.

     

    Le test comporte 15 questions sur les habitudes alimentaires inspirées du modèle de Bratman avec 4 réponses possibles (selon une échelle de Likert) numérotées de 1 à 4 par question. Un score global inférieur à 40 permet de poser le diagnostic d’orthorexie.

     

    Le test proposé est présenté comme valide d’un point de vue psychométrique lors de sa publication. Récemment, une version française du test a été proposée [25], l’ORTO-12.

     

     

    De 2005 à 2015 : Mesurer l’orthorexie : fréquence et prévalence

     

    Après la naissance de l’ORTO-15, plusieurs publications vont voir le jour sur la base de ce test. Une première série de publications consistera à proposer des traductions valides du test, avec parfois des adaptations du nombre d’items. Le test a ainsi été traduit et validé en turc [26], en polonais [27], en allemand [28] en portugais [29] en hongrois [2] ou encore en langue arabe pour le Liban [30]. De 2005 à 2010, l’ORTO-15 constitue l’élément central permettant d’aborder et d’étudier l’orthorexie.

     

     

    Populations à risque

     

    La grande majorité des publications examine la prévalence de l’orthorexie, mesurée grâce à l’ORTO-15, auprès de certaines populations. L’orthorexie toucherait ainsi particulièrement les diététiciens ou médecins nutritionnistes [30, 31, 32, 33, 34] et plus globalement les professionnels ou étudiants du domaine de la santé [35, 36, 37] et les sportifs [38].

     

    Les études sont contradictoires concernant le sex-ratio ; certaines trouvent une prévalence orthorexique augmentée chez les femmes [39] d’autres chez les hommes [36] et certains concluent qu’il n’y a aucune différence par rapport au sexe [40].

     

    À l’image des recherches sur la prévalence en fonction du sexe, les études sont contradictoires sur un lien entre âge et orthorexie.

     

    Pour certaines, l’orthorexie toucherait les populations plutôt jeunes [40], d’autres plutôt des populations plus âgées [24], alors que certaines ne concluent à aucune association entre âge et orthorexie [26].

     

    Concernant l’IMC (indice de masse corporelle), plusieurs études ne trouvent pas de lien avec l’orthorexie [28]. Cependant, certaines tendent à remarquer qu’un IMC correct [40], en combinaison avec d’autres facteurs, est une des caractéristiques de l’orthorexie. Le poids ne serait donc pas un facteur discriminant de l’orthorexie.

     

    Les cas spécifiques des sportifs

     

    L’activité sportive constitue un élément central dans l’orthorexie, comme dans les autres troubles alimentaires, mais plus encore, elle semble être un élément clé de l’orthorexie.

     

    Certains types d’activités sportives sont particulièrement associées à l’orthorexie, c’est par exemple le cas du Yoga. Les athlètes professionnels sont également plus touchés par l’orthorexie que la population générale [40, 41, 42]. Plus globalement, le haut niveau de connaissance ou de pratique sportive est ainsi lié à un risque accru de comportement orthorexique [43]. Ainsi par exemple, les étudiants sportifs en science des activités physiques et sportives sont plus susceptibles de développer un comportement orthorexique que des étudiants sportifs étudiant le commerce. La nature de l’activité est également différente, les entraînements sportifs associés à l’orthorexie sont plus longs et plus intenses [44], allant jusqu’à l’excès [44, 45, 46]. De plus, les sportifs non touchés par l’orthorexie ressentent moins de douleurs musculaires suite à leur activité, alors même qu’ils présentent une moins bonne condition physique.

     

    Par ailleurs les motivations guidant l’exercice sportif sont différentes. Dans l’orthorexie, le sport est perçu comme une nécessité de santé et ce sont majoritairement les sentiments négatifs de culpabilité ou d’angoisse qui motivent l’activité. Nous retrouvons ici les mêmes caractéristiques que dans les autres troubles alimentaires.

     

    En comparaison, c’est plutôt le plaisir de l’activité ou la sensation de bien-être post exercice qui guide la volonté de réalisation d’activité physique pour les populations non touchées par l’orthorexie.

     

    Les travaux récents de 2019, réalisés par Kiss-Leizer [47], tendent à montrer que l’activité physique intensive et obsessionnelle peut s’envisager comme un critère de l’orthorexie. Encore une fois, l’influence sociétale concernant la nécessité de présenter un corps entretenu, sous contrôle et désirable est un élément majeur pour comprendre ce rapport à l’activité physique. Les réseaux sociaux semblent ainsi entretenir cette injonction et favoriser l’orthorexie [47, 48, 49].

     

     

    Prévalence dans la population générale

     

    Au sein de la population générale, les résultats sont également variables de 6,9 à 57,6 % en Italie [50], 6,5 % à 21 % en Australie [19], de 72 % à 1 % aux États-Unis [51].

     

    [52], 6,9 % en Allemagne [53] ou encore 74,2 % en Hongrie [2]. Des études tendent à souligner que des différences culturelles pourraient favoriser l’orthorexie [54]; elles ne sont encore que peu nombreuses. À notre connaissance, aucun calcul de prévalence utilisant la version française, l’ORTO-12, n’a été encore publié.

     

    Personnalité et orthorexie

     

    Au début de ses travaux sur l’orthorexie, Bratman décrivait déjà certains traits de personnalité caractéristiques relatifs à l’orthorexie [1] : majoritairement des traits obsessionnels (contrôle, rigidité, rituels des repas, sentiments de culpabilité) et certains traits phobiques (mécanismes d’évitements, angoisse vis-à-vis des aliments considérés comme malsains). Ces éléments ont d’ailleurs été dès le départ intégrés à l’ORTO-15. Tant les études de cas que les différents tests standardisés rapprochent l’orthorexie et la personnalité obsessionnelle [55].

     

    Par ailleurs, la tendance perfectionniste souvent retrouvée chez les sujets obsessionnels se retrouve également chez les sujets orthorexiques [36].

     

    Les personnalités orthorexiques auraient également un score élevé à l’échelle mesurant l’hypocondrie, l’échelle MIHT [56].

     

    Deux études montrent également un lien entre orthorexie et un score important au pôle névrotique du test de personnalité du Big five [57]; les sujets orthorexiques auraient une tendance aux états anxieux et dépressifs.

     

    Image corporelle, estime de soi et orthorexie

     

    À l’instar des autres troubles alimentaires, l’image corporelle semble être un point important chez les sujets orthorexiques [58, 59, 60]. Il y aurait une préoccupation importante sur la masse grasse et non sur le poids [61].

     

    Les études rapportent une préoccupation excessive pour l’apparence [62, 63], une insatisfaction liée à leur image corporelle [64] ou encore une surveillance accrue du poids et une implication importante dans les pratiques sportives [58].

     

    La personnalité orthorexique serait également en lien avec une faible estime de soi [65], même si ce lien est plus ou moins important selon les recherches [62].

     

    Comportement alimentaire : végétarisme, véganisme et compléments

     

    Les sujets ayant un régime alimentaire végétarien ou vegan semblent également être plus touchés par l’orthorexie [66, 67, 68, 69]. L’orthorexie serait également liée à une consommation accrue de compléments et suppléments alimentaires [70].

     

    L’orthorexie comme un nouveau trouble : perspectives actuelles

     

    Depuis les années 2010 : remise en question de l’ORTO-15

     

    Ces études concernant la prévalence de l’orthorexie n’ont cependant que peu convaincu la communauté scientifique. En dépit de sa réalité clinique [3], les études considérant l’orthorexie comme un nouveau trouble à part entière peinent à convaincre chercheurs et professionnels.

     

    Les travaux plus récents, notamment menés par Missbach en 2015 énoncent que l’ORTO-15 n’est pas adapté pour étudier l’orthorexie et souligne que la faible reconnaissance de l’orthorexie est sans doute liée à la faible pertinence des résultats issus de cet outil.

     

    En effet, les qualités psychométriques de l’ORTO-15 [71] s’avèrent insuffisantes [72]. En d’autres termes, l’ORTO-15 n’évalue pas spécifiquement ce qu’il devrait évaluer, à savoir l’orthorexie.

     

    En effet, il ne peut faire finement la différence entre l’orthorexie et d’autres problématiques, comme l’anorexie par exemple. Les résultats extrêmement contradictoires proposés sur la base de l’ORTO-15 s’expliquent ainsi par la faiblesse interne de l’outil.

     

    D’autres outils sont alors développés : « The orthorexian screen » par Robinson [73] en 2001 ou encore le « Eating Habits Questionnary » par Gleaves [74] en 2013. Cependant, ces derniers n’ont pas plus convaincu à cause de leur insuffisance de construits malgré des qualités psychométriques plus intéressantes que celles de l’ORTO-15 [55].

     

    Un autre outil de plus en plus utilisé est la Düsseldorf Orthorexie Scale, qui présente de meilleures qualités psychométriques et semble donc plus fiable. Elle n’est cependant pas encore reconnue comme un outil de référence.

     

    Plus récemment, en 2018, une nouvelle échelle de mesure, appelée Barcelona Orthorexia Scale (BOS) [75] de l’orthorexie a été construite via la méthode Delphi, c’est-à-dire en se basant uniquement sur un comité d’experts. Ces nouveaux outils restent minoritaires et peu utilisés. Les auteurs plus récents cherchent à construire des outils plus fidèles permettant d’avoir des bases statistiques solides permettant la reconnaissance de l’orthorexie.

     

    La volonté de mesure et de diagnostic psychométrique de l’orthorexie semble aujourd’hui rester dans une impasse.

     

     

    Depuis les années 2010 : remise en question de l’ORTO-15

     

    Face à ces difficultés d’évaluation psychométrique, Dunn et Bratman proposent en 2016 de faire un nouveau modèle de diagnostic de l’orthorexie. C’est par l’appui de cas cliniques et de travaux qualitatifs que vont être proposés des critères diagnostics. Le diagnostic est construit sur le modèle psychiatrique. Il a pour but de rester au plus proche de la clinique et de pouvoir s’adapter aux différents patients et aux différentes expressions de l’orthorexie [50] et de se dégager des impasses induites par les travaux quantitatifs.

     

    Ces critères sont ceux qui sont retrouvés le plus fréquemment dans les différentes études concernant l’orthorexie, quelles que soient leurs conclusions [76].

     

    Test de Bratman : (traduction selon Denoux [4]) :

     

    Critère A (traduction personnelle littérale de l’anglais au français) :

    • obsession concernant l’alimentation saine, définie par des théories ou des croyances nutritionnelles dont les détails peuvent varier. Cette obsession est marquée par des troubles émotionnels démesurés lors de choix alimentaires perçus comme « malsains ». La perte de poids peut être le résultat des choix alimentaires, mais n’est pas l’objectif principal. Ce critère est repérable par les éléments suivants :
    • comportement compulsif et/ou préoccupation mentale à propos de pratiques alimentaires restrictives ou encourageant certains choix alimentaires1 qui sont perçus par le sujet comme permettant de développer un état de santé optimal ;
    • la violation des règles alimentaires que le sujet s’est imposée cause une angoisse exagérée de maladie, une sensation d’impureté et/ou une sensation physique négative, accompagnée d’angoisse et de honte ;
    • les restrictions alimentaires s’intensifient au cours du temps et peuvent amener à l’exclusion d’un groupe alimentaire entier et impliquer de fréquentes et graves pratiques « de nettoyage » visant à purifier ou détoxifier l’organisme. Cette intensification mène généralement à une perte de poids, mais le désir de perdre du poids est absent, caché ou subordonné à l’idéal d’une alimentation « saine »2 ;

     

     

    Critère B :

    • le comportement compulsif et les préoccupations mentales deviennent cliniquement préjudiciables dans les domaines suivants :
    • malnutrition, importante perte de poids ou toutes autres complications médicales dues aux restrictions alimentaires ;
    • troubles émotionnels ou atteintes dans les relations sociales, professionnelles ou dans les autres domaines de vie, générés par les croyances ou les comportements liés à l’alimentation « saine » ;
    • image corporelle, estime de soi, sentiment d’identité et/ou de satisfaction personnelle influencé excessivement par le respect du comportement alimentaire « sain » défini par le sujet.

     

    L’orthorexie un nouveau mode d’alimentation ? Healthy orthorexia

     

     

    En 2019, Barthels et Barrada [77] proposent une distinction entre le concept d’orthorexia nervosa, en référence à un caractère pathologique et celui d’healthy orthorexia, en référence à un nouveau mode d’alimentation non pathologique.

     

    Les deux auteurs s’appuient sur le fait que l’orthorexie peine à faire consensus, notamment à cause du fait que le comportement alimentaire généralement considéré comme orthorexique révèle parfois des formes non préjudiciables [77] pour le sujet. Il propose alors de considérer l’orthorexie comme un nouveau mode d’alimentation à part entière, qui pourrait parfois être pathologique. Cette distinction permettrait de spécifier la sélection des participants de futures recherches, en pouvant explorer les particularités de l’orthorexia nervosa. L’intérêt massif pour l’alimentation saine, l’auto-imposition d’éviction de certains aliments malsains ou encore le fait que l’alimentation saine soit partie intégrante de la personnalité du sujet ne sont donc pas synonymes d’une orthorexie pathologique. Il constitue un mode d’alimentation spécifique, à l’instar de l’alimentation intuitive, restrictive ou émotionnelle par exemple.

     

    Plus que le comportement alimentaire du sujet et son attitude vis-à-vis de l’alimentation, la différence majeure entre l’healthy orthorexia et l’orthorexia nervosa sont les motivations guidant le comportement alimentaire et les émotions qui y sont liées [78]. Ainsi, l’orthorexia nervosa serait guidée par la volonté de maîtriser et limiter son poids, ce qui vient contredire un certain nombre d’études précédentes. Ces dernières ne mettaient pas en lien la volonté de perte de poids et l’orthorexie. L’healthy orthorexia quant à elle serait guidée par la seule volonté de manger sainement. En outre, l’Healthy orthorexia est liée à des émotions positives pour le sujet alors que l’orthorexia nervosa est liée à des émotions négatives. Il apparaît que l’angoisse ou la culpabilité sont présentent uniquement dans cette dernière. De plus, les éléments caractéristiques des autres troubles alimentaires comme les troubles de l’image corporelle ou encore la volonté de mincir sont également associés très majoritairement à la forme pathologique de l’orthorexie, et pas à la forme healthy.

     

    Ces études utilisent un nouvel outil, le Teruel Orthorexia Scale, intégrant des items distinguant les deux formes d’orthorexie [79].

     

    Les résultats sont prometteurs et apportent des idées nouvelles, même si pour l’instant l’échantillon reste limité et non représentatif d’une population générale, ainsi que le fait qu’il ne se base que sur des participants de langue espagnole.

     

    En France, les travaux qualitatifs de la sociologue Camille Adamiec de 2016 [80] vont dans le même sens. La sociologue met en effet en exergue que l’orthorexie peut se percevoir très majoritairement comme un mode alimentaire spécifique et s’insère dans un mode de vie plus général incluant d’autres facteurs (l’hygiène, le rapport à l’agriculture, les modèles de consommations…). Si elle ne parle pas d’healthy orthorexie, ses résultats décrivent peu de situations cliniques pathologiques vis-à-vis du comportement alimentaire décrit comme orthorexique.



    L’orthorexie comme une forme atypique d’un trouble déjà existant


    L’orthorexie comme une forme atypique d’anorexie mentale

     

    Si la communauté scientifique française n’investit pas plus le champ de l’orthorexie c’est peut-être parce qu’elle est considérée comme une forme atypique d’anorexie. C’est une des positions majeures en France. Il existe en effet de nombreux points communs entre l’orthorexie et l’anorexie [39]. Cette position correspond au premier repérage de l’orthorexie, au début des années 2000. Cette dernière était alors diagnostiquée en tant qu’anorexie, dû à la prédominance de la perte de poids. Cette position s’est pérennisée au vu des hésitations diagnostiques concernant l’orthorexie.

     

    Il s’agit donc ici de reconnaître le comportement orthorexique, qui présente des différences par rapport à l’anorexie, mais trop de points communs pour la considérer de manière indépendante.

     

    En premier lieu, le caractère restrictif de l’anorexie se retrouve fréquemment dans les cas d’orthorexie rapportés. De nombreux sujets considérés comme orthorexiques se retrouvent avec une importante perte de poids et d’importantes carences pouvant mettre en danger leur santé [10]. Si Bratman et certains autres auteurs différencient l’orthorexie de l’anorexie par rapport au fait que dans l’orthorexie il s’agit d’un problème « qualitatif » et pas « quantitatif », il apparaît cependant que de nombreux sujets ont une alimentation restrictive, avec des quantités plus faibles que leurs besoins et certaines pratiques purement restrictives comme le jeûne par exemple.

     

    Tout comme dans l’orthorexie, les sujets anorexiques ressentent également le sentiment de culpabilité lors de la transgression des règles qu’ils se sont imposées [81]. Les traits de personnalités tels que le perfectionnisme, les traits obsessionnels (rigidité, rituels…) sont également partagés tant par les sujets anorexiques que les sujets orthorexiques. L’image corporelle est également perturbée dans les deux nosographies [81].

     

    Il y a, par ailleurs, parfois un comportement orthorexique qui vient se surajouter à un comportement anorexique antérieur. Ainsi, pour certains auteurs, l’orthorexie serait un mécanisme permettant de sortir de la problématique anorexique [56], une sorte d’« anorexie socialement acceptée » [82], ou à l’inverse une porte d’entrée, un présyndrome anorexique [83].

     

    Pour ces auteurs, l’orthorexie est une variation de l’anorexie expliquée par le climat sociétal. Il y a donc peu d’études à propos de cette perception de l’orthorexie qui paraissent, les chercheurs se basant sur les prises en charge et les recherches concernant l’anorexie.

     

    Enfin, comme nous l’avons vu, les différents tests diagnostiques et le plus répandu d’entre eux (l’ORTO-15) ne permettent pas de différencier réellement l’orthorexie de l’anorexie. Cette absence de validité psychométrique et diagnostique « scientifiquement » reconnue soutient cette position. Certaines recherches utilisant les outils propres à l’orthorexie rapportent également des rapprochements avec l’anorexie [84].

     

     

    L’orthorexie comme une forme atypique de trouble du comportement alimentaire

     

    Le fait que l’orthorexie partage des points communs avec l’anorexie et le fait que les tests différencient mal l’orthorexie de l’anorexie peuvent amener à considérer que l’orthorexie est un trouble alimentaire, mais sous une forme atypique [84, 85, 86]. L’orthorexie est parfois considérée comme un trouble du comportement alimentaire non spécifié (EDNOS en anglais) [87] dans le manuel de référence des pathologies psychiatriques (DSMV). Plus précisément, une sous-catégorie de l’EDNOS, le trouble de l’alimentation sélective et évitante (ARFID en anglais) [88] ou la néophobie [89] peut se rapprocher de l’orthorexie. Plusieurs éléments de cette catégorie se rapportent en effet à l’orthorexie comme par exemple : l’isolement social, la présence de comorbidités comme les problématiques obsessionnelles, la perte de poids, la restriction alimentaire ou encore l’apparition du trouble par rapport au caractère malsain des aliments.

     

    Généralement associé aux enfants et aux adolescents, il désigne une alimentation basée sur le choix de certains aliments particuliers et le dégoût lié à ceux non choisis. Cependant, le diagnostic d’ARFID se pose plus généralement par rapport à un choix concernant les critères organoleptiques de l’aliment (texture, aspect, odeur, couleur) et pas à leur valeur santé. De plus, la catégorie de l’EDNOS est par ailleurs très large et permet donc d’y inclure l’orthorexie.

     

    Il s’agit ici de reconnaître l’orthorexie mais sans se prononcer sur les spécificités de sa nosographie ou de son intégration à d’autres pathologies déjà connues. La tendance est également de vouloir intégrer l’orthorexie dans le DSM, pour assurer sa reconnaissance et son acceptation. Il s’agit d’une perception des troubles du comportement alimentaire qui peuvent s’inscrire dans une forme spectrale [90].

     

     

     

    L’orthorexie comme un trouble obsessionnel

     

    Cette position se développe dans les années 2010, lorsque l’orthorexie devient un sujet d’étude plus important et que les cas cliniques se multiplient auprès des professionnels de santé. Elle s’appuie sur les hésitations diagnostiques [53] et souhaite se dégager de l’objet alimentaire, en s’intéressant au processus psychologique.

     

    C’est la seconde position majeure en France. Il s’agit notamment de celle du psychiatre Perroud, spécialiste des troubles alimentaires [91]. L’orthorexie partage en effet de nombreux traits communs avec les problématiques obsessionnelles [92, 93]. On trouve en effet l’aspect rituel lié à la préparation des repas, à la sélection des produits, les fausses croyances nutritionnelles angoissantes [94] qui ne peuvent être apaisées que par la compulsion (manger les aliments considérés comme sains), la rigidité du comportement, la tendance au perfectionnisme ou encore l’isolement qui en découle. L’orthorexie pourrait ainsi être considérée comme une problématique obsessionnelle dont l’alimentation serait l’objet [90].

     

    C’est ici le type de comportement qui est mis en exergue, plus que l’aspect alimentaire et physiologique, comme dans la perception anorexique. Le fait que dans toutes ses manifestations l’orthorexie présente un aspect obsessionnel, qu’il concerne l’alimentation, l’activité sportive ou le rapport plus global à la santé amène ces auteurs à considérer ce point commun plus adapté pour appréhender l’orthorexie.



    Entre divergences, débats et remise en question : quel avenir pour l’orthorexie ?


    Certains professionnels considèrent que l’orthorexie n’est pas une problématique réelle [17].

     

    Au vu de l’augmentation du nombre des cas rapportés dans la littérature et de l’émergence de cas cliniques auprès des professionnels, cette position est de moins en moins soutenue. L’argument mis en avant est généralement que l’orthorexie n’est pas reconnue par les classifications psychiatriques et que les études sont trop peu nombreuses vis-à-vis de ce phénomène récent. Par ailleurs, le fait que l’orthorexie soit plus évoquée à travers les médias grands publics que dans la littérature scientifique amène certains professionnels à considérer que l’orthorexie pourrait être une création médiatique.

     

    Comment comprendre ces divergences autour de l’orthorexie ? En premier lieu, nous pourrions indiquer qu’il y a une méfiance, surtout en France, vis-à-vis de l’évolution des classifications psychiatriques. La déclinaison de toutes les pathologies considérées comme indépendantes par le DSM ne fait pas l’unanimité auprès des professionnels.

     

    Les psychiatres de tradition psychanalytique critiquent particulièrement cette tendance, alors qu’à l’inverse, d’autres considèrent qu’il est indispensable de partager des nosographies distinctes et communes. Plus globalement, les professionnels travaillant sur les troubles du comportement alimentaire, considèrent qu’ils peuvent s’appréhender dans un continuum et que leur individualisation et leur distinction sont très complexes. D’autres travaux sur des pathologies bien connues comme l’anorexie sont aujourd’hui encore sujettes à de nouveaux points de compréhension, l’anorexie est par exemple rapprochée des problématiques addictives. Plus globalement, ces débats s’inscrivent dans les débats épistémologiques concernant la psychiatrie et la psychopathologie, entre une définition catégorielle ou non catégorielle [95, 96].

     

    Cette situation peut ainsi expliquer les différences d’appréhension de l’orthorexie, qui s’inscrit dans les mêmes difficultés que les autres troubles alimentaires. Par ailleurs, l’orthorexie étant un phénomène récent, il paraît encore trop tôt pour les professionnels de trouver des points de consensus.

     

    Enfin, le caractère sociétal reconnu comme point central du développement de l’orthorexie [97, 98, 99, 100] n’est pas facilement appréhendable en terme de classification nosographique.

     

    Un autre point majeur peut être la difficulté pour les professionnels de santé ainsi que pour les instances de santé publique de pouvoir considérer que la volonté de manger « sainement » puisse être problématique, est notamment parce que cela va à l’encontre du Plan National de Nutrition Santé (PNNS). L’amélioration de l’alimentation et le fait de manger « sainement » sont les points majeurs des communications publiques et des stratégies de prévention des pathologies les plus courantes dans les pays occidentaux, comme l’obésité, l’hypertension ou le diabète. Ainsi, pour certains, considérer l’orthorexie comme une problématique à part entière reviendrait à inciter à une alimentation déséquilibrée et à favoriser les intérêts de l’industrie agroalimentaire [17].

     

    Les patients, de leur côté, expriment la volonté d’une reconnaissance de l’orthorexie. Après les premiers travaux de Bratman, de nombreux sujets ont pris la parole, via des blogs [20] ou des réseaux sociaux. Le témoignage le plus connu est celui de la bloggeuse Jordan Younger, qui a partagé en 2013 son expérience qui correspondait à la description de l’orthorexie [20]. En France, un article récent « Orthorexiques cherchent traitement désespérément » [101] sur Slate, relatait la difficulté pour les patients présentant un comportement orthorexique de trouver un traitement. Les prises en charge pour les autres troubles alimentaires n’étant pas adaptées pour eux. Les patients se reconnaissent dans les signes cliniques décrits dans l’orthorexie et, par rapport à l’anorexie, considèrent qu’il ne s’agit pas de la même problématique.

     

    Face à ces divergences et ces débats concernant l’orthorexie, un groupe de travail appelé ON-Task Force [102] regroupant les auteurs internationaux majeurs comme Bratman ou Donnini s’est formé pour proposer des réponses aux questions majeures soulevées par l’orthorexie : quels sont les critères à retenir ? dans quelle catégorie du DSM insérer l’orthorexie ? Quelles sont les comorbidités associées ?

     

    Le but est ainsi de prendre de la hauteur par rapport aux différents points de débats soulevés par les différentes positions autour de l’orthorexie. Les travaux à venir de ce groupe pourront amener une position consensuelle entre les différents auteurs et permettre une base commune pour continuer les recherches sur l’orthorexie.



    Conclusion

    Depuis l’utilisation du terme par Bratman, l’orthorexie reste encore un sujet peu travaillé par la communauté scientifique. Il est possible d’y trouver plusieurs explications.

     

    D’une part, la difficulté diagnostique et nosographique de l’orthorexie. Les symptômes orthorexiques sont difficiles à déterminer précisément et le tableau clinique peut rapprocher l’orthorexie d’autres problématiques alimentaires ou psychopathologiques déjà existantes. En conséquence, il est donc difficile de pouvoir établir des outils diagnostiques et ceux pour l’instant proposés ont de faibles propriétés psychométriques. Ainsi, la plupart des travaux actuels sur l’orthorexie restent limités dans leur conclusion et dans leur portée par cette faiblesse psychométrique.

     

    D’autre part, l’alimentation étant un enjeu majeur des politiques de santé publique, remettre en question la volonté et la démarche de manger sainement peut apparaître comme contre-productive pour certains professionnels et chercheurs.

     

    Cependant, malgré les difficultés diagnostiques et contextuelles liées à l’orthorexie, le nombre de cas cliniques rencontrés par les professionnels vis-à-vis de difficultés relatives au « manger sain » est de plus en plus important. Qu’elle soit rapprochée d’une forme atypique d’anorexie, de troubles obsessionnels ou d’un trouble alimentaire non spécifié, une problématique clinique relativement nouvelle tournée autour de l’alimentation semble bel et bien émerger, avec de réelles conséquences physiologiques et/ou psychiques. La plupart des travaux actuels, même si leur conclusion est à pondérer à cause des faiblesses psychométriques que nous avons ciblées, mettent cependant en lumière la prévalence non négligeable d’une tendance ou d’un comportement orthorexique. L’enjeu semble à présent de pouvoir préciser la définition et les limites de l’orthorexie, des recherches concernant sa nature plus que son existence. Pour aller dans ce sens et par rapport à la difficulté des outils standardisés actuels, des recherches qualitatives pourraient être pertinentes. Par ailleurs, les apports de la sociologie de l’alimentation paraissent incontournables pour comprendre l’orthorexie, en lien avec le contexte dans lequel elle apparaît.

     

    Points essentiels

     

    • Il L’orthorexie est un phénomène décrivant une obsession à l’alimentation saine.
    • L’orthorexie est reconnue par les professionnels de terrain comme un phénomène de plus en plus fréquent.
    • La nature de l’orthorexie reste aujourd’hui débattue : normale ou pathologique, nouveau trouble ou trouble déjà existant.
    • Il reste difficile de définir précisément et de diagnostiquer l’orthorexie.

    L’influence du contexte social est un facteur important concernant l’émergence de l’orthorexie.


    Déclaration de liens d’intérêts


    Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.

    Références En savoir plus